Le bien et le mal sont-ils des valeurs conventionnelles?
Pour aborder la question, adoptons l’angle suivant : si le bien et le mal ne sont pas de nature conventionnelle, c’est-à-dire des artifices, il faut qu’ils trouvent leur origine en une entité supra-naturelle, telle Dieu, ou dans la nature elle-même.
Deux remarques concernant l‘éventuelle origine divine. Si bien et mal viennent de Dieu, comment expliquer la variété de ces deux valeurs? En outre, se pose la difficulté du fanatisme : le fanatique prétend en effet connaître la volonté divine et incarner le bien qu’il tient de Dieu tout en incarnant le combat contre le mal. Or il est patent que se faisant, il commet le mal. Mais en disant cela, j’admet implicitement qu’il existe une norme du bien et du mal. D’où tire-t-elle sa légitimité? Qui peut juger de sa validité? Qui peut dire qu’elle est plus vraie que celle du fanatique? Il faudrait un juge supérieur et peut-être même l’avis de Dieu. Mais laissons ce problème aux théologiens; retenons seulement que je possède toujours l’idée d’une norme qui me permet de dire ce qui est bien et ce qui est mal.
Verra-t-on alors le bien et le mal comme des normes naturelles? La question de la variabilité de la norme se pose encore ici. Mais plus précisément que signifierait agir conformément au bien. Nombre de philosophes, à commencer par les stoïciens, répondraient que ce serait agir selon la nature. Nous nous contenterons ici de souligner l’ambiguïté de l’expression qui recèle bien plus de contradiction que de clarté. Car qu’en est-il en fait du bien et du mal dans la nature? Il est difficile de dire que le gros poisson qui mange le plus petit agit mal ou que la mère qui protège son petit agit mal : les deux obéissent à leur instinct. Or agir bien ou mal implique une intention que l’on ne peut attribuer à l’animal ni à aucune force naturelle. Le ridicule qu’il y a à dire que l’ouragan agit mal saute aux yeux. La nature ne connaît ni le bien ni le mal : elle est le règne du fait.
Or l’ordre humain, s’il est lui-même confronté aux faits, a pour horizon ce qui devrait être. A supposer que le mal est ce qui existe, le bien est ce qui devrait exister. On oppose ainsi ce qui est de droit et ce qui est de fait. L’ordre humain est le domaine où se joue la norme, critère ou principe qui règle la conduite ou auquel on se réfère pour porter un jugement de valeur. Et cette norme est tenue pour universelle et objective pour celui qui juge, sans quoi son jugement serait vide et superfétatoire. Cependant on ne peut que remarquer le caractère relatif voire subjectif d’une telle norme. Ici la pensée se heurte à un obstacle de taille : comment, partant du constat de la particularité et du caractère historique de toute norme, concevoir l’universalité et l’objectivité du bien et du mal?